On nous dira que le cas d’Adlène est tout de même singulier, qu’on ne peut étendre qu’abusivement sa situation au reste de la population. Certes, Adlène est d’origine algérienne. Son père figurait déjà sur les fichiers antiterroristes français, apparemment pour avoir fait un pélerinage à la Mecque. Pour aggraver son cas, Adlène, comme tant d’autres de sa cité de Vienne, a préféré collectionner les diplômes plutôt que les peines de prison. Il est passé par Normale-Sup Lyon, était chercheur en physique fondamentale au CERN. Voilà qui est peu pardonnable, ainsi que les policiers de la sous-direction antiterroriste le lui ont fait remarquer : « On va te broyer ». Ainsi qu’ont pu le constater tous ceux qui ont assisté à son procès, c’est un esprit méthodique, qui sait choisir ses mots, développer une pensée sans se laisser dominer par tel ou tel chantage émotionnel. Or chacun sait que c’est à son intelligence glacée que l’on reconnaît la graine de terroriste au sang froid.
On peut épiloguer tant qu’on veut sur le caractère d’« exception » de la justice antiterroriste, sur le renversement des principes mêmes du droit qu’elle contient ; on n’a rien dit tant que l’on n’a pas élucidé la nature de sa cohérence, qui, tout en s’inscrivant dans le champ du droit, le déborde de toutes parts. Cette cohérence est celle de l’actuelle gestion socialisée des affects. Le terrorisme est le premier crime défini par la nature affective de ses conséquences, le premier crime affectif de l’histoire. C’est pourquoi on peine tant à le définir juridiquement. Le terroriste, l’acte terroriste, le groupe terroriste, se définissent par ceci qu’ils font peur, qu’ils répandent, dit-on, l’affect de terreur. Et la justice antiterroriste est féroce, comme l’est la police antiterroriste, parce que la peur rend féroce.
Ne soyons pas dupes : rien n’est plus exploitable et malléable que le sentiment de peur et c’est en cela que la DCRI est une police éminemment politique. Le hic, bien évidemment, c’est que, du Petit Journal à C.N.N., de Casimir-Perier à Nicolas Sarkozy, toute la terreur associée à tel ou tel fait, qu’il ait eu lieu au café Terminus ou à Toulouse, c’est l’appareil gouvernemental qui la produit en exploitant le fait à dessein, et non son auteur. Claude Guéant n’aura pas ménagé ses efforts et Nicolas Sarkozy ses effets pour répandre, et ce jusque dans les écoles primaires, l’effroi lié aux assassinats de Toulouse. Les histoires de terroristes sont les contes cruels, pleins de barbus, de bombes et de sabres, dont on berce le sommeil agité des solitudes démocratiques. Tout souci de vraisemblance y est superflu. On peut rafler des musulmans pour le spectacle à la veille des élections présidentielles ; et le refaire une semaine plus tard, pour les libérer tous : le « fromage islamiste » est si « alléchant », comme l’écrit le juge Trévidic.
Dans le cas d’Adlène, on se souviendra du directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, se vantant sur France Info d’avoir arrêté in extremis « un individu autoradicalisé qui s’apprêtait à déposer une bombe dans un régiment de chasseurs alpins ». Bizarrement, lors de son procès, les journalistes, les amis et les soutiens d’Adlène purent constater que comme par magie, cette « bombe-à-deux-doigts-d’exploser » avait disparu des débats. Comme il fallait bien parler de quelque chose, c’est-à-dire consacrer le flair et le sérieux sans pareil de la DCRI, on s’acharna à démontrer que le contenu de quelques mails d’Adlène était si terrifiant que cela méritait bien six années de prison. Quelle importance, l’image était déjà dans la boîte, c’est-à-dire dans les têtes : « un individu autoradicalisé qui s’apprêtait à déposer une bombe. » Cela fait partie de la fiction générale par laquelle on gouverne de nos jours Nous nous trouvons avec le procès d’Adlène à la croisée des chemins. Soit la justice valide la doctrine insensée du décèlement précoce, du « pré-terrorisme » et se lance dans la neutralisation préventive de tous les « individus autoradicalisés », par nature indétectables, qui courent les rues et les forums. Ce qui signifie : basculer dans la psychose sous l’impératif inatteignable de prévoir l’imprévisible, affranchir la surveillance policière de tout prétexte, de toute limite. Soit la justice antiterroriste acquitte Adlène, et renonce donc à confisquer une nouvelle fois ce qu’elle prétend protéger : la liberté. A vous de juger, il n’y va après tout, dans cette affaire, que de ce simple détail.
Jean-Pierre Lees, Physicien, directeur de recherche au CNRS Mathieu Burnel, mis en examen dans l’affaire de Tarnac Halim Hicheur, frère d’Adlène Hicheur Rabah Bouguerrouma, porte-parole du Collectif Viennois de Soutien à Adlène Hicheur www.adlenehicheur.fr
via soutien aux inculpés du 11 novembre